L’historiographie a justement souligné le rôle majeur joué par les grands monuments gothiques dans la passion de l’époque romantique pour un Moyen Âge retrouvé – et largement réinventé, à l’image du Musée d’Alexandre Lenoir (1795-1816) ou du Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1831). L’importance, dans ce contexte, de ce qu’on nommait naguère avec condescendance les arts mineurs n’a pas été ignorée, tant s’en faut, mais assez généralement sous-estimée. La découverte d’un petit objet intriguant dans l’église Saint-Pierre de Lesgor (près de Tartas) est l’occasion de rappeler l’influence tout aussi manifeste des arts décoratifs dans le revival médiéval… et d’illustrer au passage la trop célèbre formule prêtée à Malraux, « de la petite cuillère à la cathédrale ».
Il s’agit d’un encensoir en bronze argenté, sphère parfaite assise sur une base hexalobée (fig.). La coupe et le couvercle, entièrement ajourés, se partagent en six demi-lunes garnies d’épais rinceaux où s’ébattent des couples de lions, d’oiseaux et de dragons. Au sommet du couvercle, de minuscules figurines (l'une est aujourd'hui manquante) représentent trois jeunes garçons à demi nus, le regard levé vers un quatrième personnage assis sur un petit trône et que ses ailes désignent comme un ange (fig.)… Trêve de mystère : les amateurs de dinanderie médiévale auront reconnu une copie moderne de l’encensoir dit des Hébreux dans la fournaise, qui fait depuis près d’un siècle et demi, en toute discrétion, la fierté du Palais des beaux-arts de Lille (fig.). [1]
Le récit pittoresque de sa redécouverte – au léger parfum de légende – peut se résumer en quelques lignes. Vers 1844, l’architecte lillois Charles Benvignat (1805-1877) (fig.) avise « dans la ferraille d’un marchand de débris » destinée à la fonte un objet insolite qui attire son regard. [2] Ayant reconnu « une perle dans ce fumier », il l’acquiert pour cinq ou six francs, l’emporte chez lui et le montre en grand secret à deux amateurs distingués de la ville, MM. de Contencin et Le Rieque de Monchy. Le dernier signale la trouvaille à une connaissance parisienne, jeune archéologue que le ministre Guizot a chargé en 1835, sous le titre pompeux de secrétaire du comité historique des Arts et Monuments, de recenser et de publier tous documents inédits en rapport avec l’Histoire de France. Ledit secrétaire frappe dès le lendemain à la porte de Benvignat, s’enthousiasme à la vue « d’un si admirable objet » [3] et obtient de l’emporter à Paris pour le faire graver et mouler. C’est ainsi qu’Adolphe Napoléon Didron (1806-1867) (fig. 5) fit entrer le désormais « encensoir de Lille » dans le cercle très fermé des icônes de l’art médiéval, au côté du « calice de Troyes » exhumé la même année.
De l’unique au multiple, ou l’idéal à la portée de toutes les bourses
La narration qui précède, évidemment de la plume de Didron, paraît en 1846 dans le quatrième volume des Annales archéologiques, la revue fondée deux ans plus tôt par l’érudit pour servir de tribune à ses conceptions tranchées, et souvent polémiques, en matière d’histoire et d’archéologie du Moyen Âge. Le dessein avoué de l’auteur est en effet de promouvoir, sous couvert d’articles savants sur les arts médiévaux, rien de moins qu’une « renaissance de l’art chrétien », supposément corrompu depuis plus de trois siècles par une allégeance condamnable aux formes et à l’esprit de l’Antiquité gréco-romaine. Ainsi, l’exemple sublime des cathédrales gothiques balayera « les tristes échantillons du genre classique et païen » [4] tandis que « le calice d’Hervée [de Troyes] chassera les calices modernes en tulipe, la clochette à jour de M. Querry couvrira la voix des sonnettes pleines et criardes de notre temps, et l’encensoir de M. Benvignat prendra la place de ces affreux vases qu’on nous fait aujourd’hui et qu’on ne sait comment nommer ».
Loin de s’en tenir aux vœux pieux, l’article des Annales, qui ouvre sur un superbe dessin de Viollet-le-Duc gravé par Léon Gaucherel (fig.), annonce ni plus ni moins qu’un véritable plan de campagne, claironné sur un ton des plus belliqueux : « Pour effrayer et mettre en fuite les chauves-souris, il suffit de faire du jour autour d'elles. Quand, chez nos orfèvres, bijoutiers et fondeurs, on verra […] la copie rigoureuse de la croix de M. Labarte, des chandeliers de M. du Sommerard, du calice de Troyes, de la clochette de Reims, de l'encensoir de Lille, le prétendu art de ce temps-ci se sauvera pour ne plus revenir. » Alors s’accomplira, dans une France catholique revenue de ses errements passés (entendre : révolutionnaires), le retour au « pur gothique », le style chrétien par excellence.
Cependant, deux années encore seront nécessaires pour permettre à l’encensoir aux Hébreux de conquérir les paroisses françaises. Dans la première livraison des Annales pour l’an 1848, Didron s’empresse de prévenir son public : « Nous venons enfin de faire mouler l’admirable encensoir de Lille […]. On s’occupe en ce moment de le faire fondre en cuivre absolument comme le modèle, et nous pourrons annoncer prochainement à ceux de nos abonnés qui en ont demandé des exemplaires à quel prix ils pourront les retirer dans les bureaux de l’Agence archéologique [5]. » La réclame semble toutefois un peu prématurée : Didron ne créera sa propre fonderie qu’en 1858 (avec un succès d’ailleurs mitigé). Fait-il plutôt allusion à l’un des bronziers qui collaborent déjà à son projet de réforme des arts ? De fait, deux orfèvres parisiens, et non des moindres, ont inscrit en bonne place l’encensoir lillois à leur catalogue, mais à une époque bien ultérieure. Placide Poussielgue-Rusand (1824-1889), avec son scrupule habituel, reproduit en 1862 le chef-d’œuvre mosellan dans ses moindres détails, inscription dédicatoire incluse (fig.). [6] Son concurrent et voisin Alexandre Chertier (1825-1890) – pour autant que l’illustration sommaire de son catalogue permette d’en juger – s’accorde davantage de libertés, supprime la dédicace (sans doute jugée caduque hors contexte) et simplifie très légèrement les ornements végétaux (fig.). L’exemplaire de Lesgor, vierge de l’inscription latine mais aussi de toute marque de fabricant, a donc de bonnes chances de sortir de l’atelier de la rue Férou, siège de la maison Chertier depuis 1857.
Les vœux de Didron en faveur d’un renouveau de l’art religieux de son temps furent, nul ne l’ignore, exaucés au-delà de l’espérable, comme en atteste la fortune planétaire du mouvement néogothique. Une exploration exhaustive des églises (landaises ou autres) et de leurs objets cultuels amène parfois à penser que son prophète ne fut que trop entendu. La production de masse du dernier quart du 19e siècle, de plus en plus industrialisée, a sans aucun doute galvaudé les idéaux des pères fondateurs de la « renaissance médiévale ». Mais l’encensoir de Lille, découverte de la première génération et qui ne fit à l’évidence qu’une carrière discrète dans les sacristies françaises – au contraire de l’omniprésent calice de Troyes –, semble avoir préservé jusque dans ses reproductions un reflet de l’émerveillement initial de ses « inventeurs ». Peut-être même a-t-il réussi le rare exploit de concilier les contraires : le singulier dans le multiple, l’authentique dans la copie.
Jean-Philippe MAISONNAVE, chercheur au service Patrimoine et Inventaire, Région Nouvelle-Aquitaine