L’une des plus florissantes de ces dynasties provinciales fut celle des Affre, sculpteurs et orfèvres documentés à Toulouse dès les années 1610 [1]. Au début du 18e siècle, peut-être en raison de la pléthore d’argentiers qu’abritait alors la capitale languedocienne, deux fils [2] du sculpteur Simon Affre, tous deux nommés Étienne, décidèrent de chercher fortune ailleurs. L’aîné s’établit à Auch, où il fit souche. Le cadet, qu’on appellera ici Étienne Ier (vers 1694-1749), après un apprentissage à Dax auprès de l’orfèvre Florent Bécane (lui aussi d’origine toulousaine) et un mariage dans cette ville en 1723, alla se fixer à Saint-Sever, le chef-lieu de la riche Chalosse. Le rayonnement de l’illustre abbaye bénédictine (alors gouvernée par le fameux abbé Anselme, le « petit prophète »), la présence de corps administratifs (sénéchaussée des Lannes) et d’une petite élite nobiliaire et marchande devaient satisfaire à l’« étude de marché » la plus exigeante.
L’insertion du nouveau venu dans la trame locale et sa réussite semblent avoir été rapides et complètes. Trois générations de marchands-orfèvres, chacune dotée d’une dizaine de rejetons [3], se succèdent ainsi pendant un siècle exactement (1723-1823), selon un scénario immuable : l’aîné des fils survivants reprend l’atelier paternel – après Étienne Ier, mort en 1749, son fils Étienne II (1725-1778), puis l’héritier de ce dernier, Nicolas (1756-1823) – tandis que les cadets embrassent l’état ecclésiastique, occupant différentes cures à proximité du berceau saint-severin… et étendant de la sorte l’aire de diffusion des productions familiales. Les registres fabriciens des paroisses voisines gardent encore trace des nombreuses commandes passées avant la Révolution aux « sieurs Affre » successifs. Ces liens privilégiés avec le milieu clérical prirent même forme matrimoniale, quand Nicolas Affre épousa en 1797 la fille de Michel Marsan, trésorier de la fabrique de Mugron… chargé de la reconstitution de l’argenterie cultuelle de son église après les saisies révolutionnaires.
Quoi qu’il faille penser de cette politique bien entendue – qu’on hésite à décorer du mot à la mode de « stratégie » -, la prospérité de l’atelier paraît indéniable, témoin la belle demeure connue au 19e siècle sous le nom de « maison Affre » et qui abrita peut-être les destinées familiales dès le temps d’Étienne II. Elle résume assez bien le parcours exemplaire de ces « petites entreprises » de marchands-orfèvres au rayonnement strictement local – les œuvres retrouvées à ce jour s’inscrivent dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Saint-Sever. La disparition en 1823 du dernier praticien de la lignée, Nicolas [4], coïncide avec le début de l’hégémonie des fabricants parisiens (puis lyonnais à partir du milieu du siècle) sur le marché de l’orfèvrerie cultuelle en France et l’extinction concomitante des petits centres provinciaux.
Les vestiges d’un âge… d’argent
De cette production qu’on devine abondante, rien n’était connu jusqu’à présent, hormis deux pièces classées, d’ailleurs non attribuées. La prospection systématique menée dans le cadre de l’inventaire départemental a ramené au jour une dizaine d’objets cultuels réchappés des fontes de 1791 [5]. Celles-ci, menées avec une rigueur draconienne dans la plupart des paroisses landaises, ont fait disparaître dans sa quasi-totalité un patrimoine accumulé au fil de deux siècles (mais déjà écorné par les saisies de Louis XIV). Aux alentours de Saint-Sever, même si le trésor de l’abbatiale a bel et bien fini dans les creusets de la Monnaie de Bayonne, les mailles du filet semblent avoir été un peu plus lâches qu’ailleurs.
Les quelques épaves retrouvées, précieuses en raison même de leur rareté, ne peuvent donner qu’une faible idée de la quantité d’argenterie - la qualité, elle, reste hypothétique – que les inventaires révolutionnaires signalent dans les plus modestes églises campagnardes. Les pièces les plus massives ont disparu, comme la lampe d’argent [6] fournie par Étienne senior à Saint-Jean d’Aulès en 1731 ou le grand « soleil » (ostensoir) livré par son fils à la même église en 1755. Reste le menu fretin, plus facile à dissimuler dans les temps d’orage politique : boîtes à hosties, coffrets et ampoules aux saintes huiles et, tout de même, trois « pièces de forme » (un calice et deux ciboires) de belle venue.
Les deux Étienne s’y taillent la part du lion, sans qu’il soit toujours possible de distinguer leurs mains respectives, le fils ayant apparemment repris le poinçon du père (les lettres E/AF couronnées, fig.). Un certain archaïsme formel, inhérent à la production provinciale de l’époque, et l’absence de lettres-dates n’aident pas à les départager. Nulle trace en tout cas de l’influence rocaille dont la belle chapelle de Michel Delapierre à l’abbatiale offre un si éblouissant exemple. La production des Affre, celle du moins qui a survécu, témoigne d’un métier probe et solide, mais d’une virtuosité modérée. Le travail de la ciselure, « croix et délices » de la grande orfèvrerie parisienne, est ici réduit au plus simple, économiquement remplacé par l’estampage ou la gravure à la molette, techniques moins contraignantes et n’exigeant pas une créativité débridée. Des exceptions, cependant : le bel amati d’un couvercle de ciboire, les canaux tors ou la robuste vigne d’un nœud de calice prouvent que les Affre saint-severins, dans leurs meilleurs jours, ne déméritaient pas de leurs ancêtres toulousains et pouvaient rivaliser sans peine avec la concurrence montoise (Lacère), dacquoise (Mauméjean) ou même bayonnaise (Bécane, Morlet) [7]. Gageons que d’autres découvertes, en étoffant leur trop mince corpus, conforteront bientôt cette flatteuse impression.
Jean-Philippe MAISONNAVE, chercheur au service Patrimoine et Inventaire, Région Nouvelle-Aquitaine