L’héraldique, science désuète dont Voltaire raillait déjà la prétendue vanité [1], ménage parfois d’heureuses surprises à l’arpenteur du patrimoine menacé par la routine.
Soit une église néogothique, ni plus belle ni plus laide que bien d’autres, bâtie en 1889 à Dumes, deuxième plus petite commune des Landes qui consentit là un effort financier méritoire. Le maître d’ouvrage officieux, le curé Adolphe Ponse (1828-1898), archéologue d’un certain renom et pilier de plusieurs sociétés savantes, a soigneusement éliminé presque toute trace du mobilier de la vieille église, abattue un an plus tôt. En bon prêtre bâtisseur, il a certainement sollicité l’aide pécuniaire des notables locaux, avec l’importunité souriante dont le curé Languet de Saint-Sulpice avait fourni le modèle indépassable au siècle précédent. La riche famille Lacouture-d’Aubaignan, propriétaire du domaine de Pédarzacq, offre ainsi, bon gré mal gré, les trois autels du sculpteur montois Éloi Ducom, qui s’illustrera dix ans plus tard, sur une plus vaste échelle, à la toute proche abbatiale Saint-Sever.
Faisant mentir l’adage A tout seigneur, tout honneur, la contribution des Navailles-Banos, barons de Dumes depuis 1526 et uniques châtelains de la paroisse, fait assez pâle figure [2]. Le chef de famille, le baron Henry, et son épouse Louise Lafitte semblent demeurer dans l’ombre, et c’est leur fille aînée Blanche, religieuse du Sacré-Cœur, qui donne la maîtresse-vitre du chœur, œuvre du verrier bordelais Gustave-Pierre Dagrand, principal fournisseur d’un département alors entièrement dépourvu de fabriques vitraillères – c’est aussi à lui que s’adresse la famille Lacouture, donatrice d’une bonne part de la vitrerie.
De cet ensemble d’une honnête médiocrité émerge l’unique verrière éclairant la chapelle Saint-Joseph. Harmonie de la composition, ampleur et élégance des figures, vivacité du coloris, perfection technique des émaux et de la grisaille rehaussée (comme à la Renaissance) au jaune d’argent : tout décèle la maturité d’un talent de premier ordre, et l’on n’est pas étonné d’y trouver la signature d’Émile Hirsch (1832-1904), ce juif lorrain venu chercher fortune à Paris, d’abord cartonnier pour les plus grands verriers de l’époque avant de fonder en 1868 son propre atelier, dont les expositions internationales consacreront la réussite [3].
Le présent d’un esthète
Exceptionnel, le vitrail dumois l’est à plus d’un titre : unique production connue de Hirsch dans les Landes, il est aussi l’un des rares à porter une date commémorative, en l’occurrence le 11 mars 1889 – non pas celle de l’exécution de l’ouvrage comme on l’a cru [4], mais d’un événement d’une tout autre nature. Les deux écus armoriés au soubassement livrent la clef de cette petite énigme. Nulle difficulté avec celui de gauche : on y retrouve, sous une couronne marquisale « de courtoisie », les armes des Navailles-Banos, hauts et puissants seigneurs du lieu. Son pendant, en revanche – D’argent au lion de sable, au chef d’azur chargé d’une étoile d’argent, timbré d’une couronne comtale non moins usurpée – n’appartient pas au nobiliaire landais, mais à celui de l’Armagnac voisin [5]. La famille de Boussès de Fourcaud, à la vérité, n’a laissé qu’une trace modeste dans les annales de cette province, mais elle sut racheter des siècles d’obscurité en produisant in extremis une personnalité d’exception que la chronique mondaine, en l’espèce le journal monarchiste Le Gaulois (édition du 21 mars 1889), évoque au plus beau jour de sa vie (ou supposé tel) :
Un mariage qui resserre les liens de deux anciennes familles du midi de la France déjà unies par la parenté. Notre collaborateur M. de Fourcaud vient d'épouser sa cousine Mlle Marie-Thérèse de Navailles, fille du baron et de la baronne Henry de Navailles-Banos. La famille Boussès de Fourcaud est l'une des meilleures et des plus justement honorées du département du Gers. […] Pour les Navailles, ils sont de race béarnaise et de vieille illustration. […] Le mariage de M. L. de Fourcaud et de Mlle de Navailles a eu lieu le 11 mars, au château de Dûmes (Landes). M. l'abbé de Meu a donné aux époux la bénédiction nuptiale et prononcé un éloquent discours. Les témoins du fiancé étaient le vicomte Fernand de Loubens de Verdalle et le comte Henry de Castelbajac, ceux de la fiancée, MM. de Ladoue et Guittau. S. S. le pape Léon XIII avait daigné accorder aux nouveaux mariés la grande bénédiction apostolique. Il y a eu réception au château et fête populaire après la cérémonie.
Ce carnet rose n’aurait guère qu’un intérêt d’anecdote si le marié, Louis de Fourcaud (1851-1914), n’avait occupé, quarante années durant, une place de choix à la croisée de tous les chemins artistiques de son temps. Poète parnassien, critique d’art, de littérature et de musique, polygraphe effréné à l’œuvre immense, « salonard » attitré du Gaulois (le quotidien qui annonçait si pompeusement son mariage) auquel il livra plus d’un millier d’articles, il fut aussi le biographe d’innombrables artistes français, de Watteau et Chardin à Émile Gallé. La liste de ses amitiés illustres tient du catalogue à la Don Giovanni. Pour s’en tenir aux musiciens, César Franck composait sur les vers du poète – mais ne tint pas, hélas, l’harmonium lors des noces landaises – et le gallophobe Wagner honorait de son estime celui qui avait rompu des lances pour l’imposer au public français. Des peintres célèbres, comme l’Américain John Singer Sargent, rivalisaient pour éterniser les traits spirituels de leur ami et compagnon de route, tandis que l’École des beaux-arts l’élisait pour succéder à Hippolyte Taine à la chaire d’esthétique [6].
Un tel palmarès, joint à la passion avérée de Fourcaud pour les arts décoratifs [7], ne laisse aucun doute sur son entière responsabilité dans la commande du vitrail dumois. Émile Hirsch, son quasi-voisin dans l’ouest parisien [8], n’était pas un inconnu pour lui, puisque le critique loua à plusieurs reprises les productions du verrier, et devait encore le faire à l’occasion de la grande Exposition de 1893 [9]. Quant au choix de saint Louis, son patron céleste, pour accompagner le titulaire de la chapelle, saint Joseph – à l’exclusion, peu galante assurément, de la patronne de la jeune mariée, Thérèse d’Avila –, il confirme sans ambiguïté son rôle exclusif dans l’affaire, non sans manifester au passage les sympathies royalistes dont il ne faisait pas mystère. Peut-être même songea-t-il, dans la tradition de cet art ancien qu’il exalta sans relâche, à prêter ses propres traits, quelque peu faunesques, au visage du saint roi. Le résultat n'eût sans doute pas manqué de sel...
Jean-Philippe MAISONNAVE, chercheur au service Patrimoine et Inventaire, Région Nouvelle-Aquitaine