Il est peu de mots que la modernité artistique tienne plus à injure que celui de copiste. Le culte de la singularité, le prix attaché à l’œuvre unique ont dévalué depuis plus d’un siècle la pratique vénérable de la copie, aussi ancienne que la peinture et longtemps au fondement même de tout enseignement des arts. L’exercice ne survit plus aujourd’hui, à un certain niveau de notoriété, qu’au travers de la citation, le plus souvent ironique, dont use et abuse un certain art contemporain.
Le 19e siècle, qui vit le sacre définitif de l’Artiste en héros des temps nouveaux, fut aussi celui où le phénomène de la reproduction quasi industrielle des œuvres connut son âge d’or. On copiait dans les écoles communales de dessin, à l’École des beaux-arts, dans les galeries des musées. Les grands noms de la peinture s’y adonnaient pour leur plaisir, selon leurs affinités – Delacroix et Cézanne copiaient Rubens ; Manet : Titien et Vélasquez ; Matisse : à peu près tout le monde –, non sans les interpréter au gré de leur génie propre.
L’État lui-même commandait d’innombrables copies de maîtres, en majorité des « tableaux de sainteté » destinés à remeubler les églises vidées par la Révolution – mais aussi des portraits des souverains à destination des nouveaux bâtiments publics, préfectures, tribunaux ou mairies (les changements de régime ont fait disparaître la plupart de ces toiles de propagande). Le dépôt d’un tableau religieux résultait le plus souvent d’une demande formulée par tel desservant auprès des autorités – le ministère de la Maison du Roi ou de l’Empereur, la Grande Aumônerie sous le Second Empire, la direction des Beaux-Arts par la suite –, requête généralement appuyée par quelque préfet ou député bien en cour.
Les cinq départements de l’ancienne région Aquitaine ont ainsi bénéficié, entre la monarchie de Juillet et la Première Guerre mondiale, de plus d’un millier de dépôts de ce genre. Les œuvres originales y sont l’exception, et leur obtention s’explique toujours par des circonstances particulières : ainsi des Saintes Femmes au tombeau de Jules Vibert (1861) (fig.), toile offerte à l’église d’Angoumé (Landes), bâtie à titre privé par Charles Corta, député et… conseiller intime de l’impératrice Eugénie. Mais c’est là un cas rarissime ; la grande majorité des envois est constituée de copies des valeurs sûres de l’art sacré : Raphaël, Titien, Le Corrège, Guido Reni, Pierre de Cortone, Van Dyck, Murillo (des Immaculées Conceptions ad nauseam), Prud’hon, etc. Si beaucoup de ces requêtes étaient prises en considération, il était rare en revanche que le solliciteur reçût exactement ce qu’il avait demandé. Tel curé se voit gratifier d’un Christ sur la croix d’après Prud’hon au lieu du Saint Laurent souhaité (Louer, Landes, 1864)[1] ; tel autre doit se contenter d’un Christ en croix d’après Champaigne, à défaut du Saint Luperc qu’il appelle de ses vœux… difficiles à exaucer en l’occurrence (Gabarret, Landes, 1868).
La copie au féminin
L’une des originalités de ce système parfaitement rodé est la forte proportion de femmes [2] au sein du bataillon de copistes qui (man)œuvrait au Louvre, tôt le matin, avant l’afflux des visiteurs (qui n’avait alors rien d’une cohue) (fig. 2-3). Les travaux de Séverine Sofio et de Denise Noël ont fait toute la lumière sur le milieu social, la formation, les conditions de travail et de rémunération (identique à celle de leurs collègues masculins, fait remarquable et peut-être unique à l’époque) de ces femmes. Parmi les 176 dames et demoiselles qui contribuèrent au décor des églises d’Aquitaine (263 tableaux « féminins » entre 1831 et 1902, soit près de quatre par an), nombreuses étaient les filles ou épouses de petits fonctionnaires, d’officiers « à particule », voire d’authentiques nobles désargentés (une fille de comte breton pour Sauveterre-de-Béarn en 1841, une marquise périgourdine pour Beaupuy près de Marmande vers 1860). La copie de niveau professionnel était en effet, pour ces personnes « de bonne famille » un peu décavée, une activité lucrative, payée de 600 à 1000 francs [3] la toile : Charlotte Laude et Louise Boyer perçurent ainsi 800 francs pour leurs copies destinées respectivement à Virelade en 1858 et à Callen en 1866 (fig.).
Toutes cependant n’étaient pas des mercenaires de la copie à temps plein. Certaines présentaient au Salon leurs œuvres originales, non seulement les portraits et natures mortes qu’on attendrait de ces talents discrets, mais aussi quelques peintures d’histoire. Mme de Vivefay-Wyatt, par exemple, auteur d’une vingtaine de « copies d’État » (dont trois pour l’Aquitaine), expose un grand Naufrage à Amiens en 1839. Sa consœur Atala Stamaty, filleule de Chateaubriand, élève d’Ingres et femme d’Augustin Varcollier, le directeur des Beaux-Arts de la Ville de Paris sous Louis-Philippe, brosse des scènes historiques (Chilpéric) en sus de ses copies de maîtres (dont un Martyre de saint André d’après Guillaume Courtois pour la cathédrale de Bordeaux, fig.).
Les enquêtes menées sporadiquement par le service de l’Inventaire en Aquitaine ont permis d’étudier à ce jour une quarantaine d’œuvres produites par ces oubliées de l’histoire de l’art (fig.). Beaucoup d’autres, dont la base Arcade du ministère de la Culture fournit la liste complète, ont été localisées par le Frac lors d’une campagne de récolement au début des années 2000. D’autres encore ont disparu, victimes de l’usure naturelle, de divers sinistres, du changement de goût et, parfois, de l’iconophobie qui a saisi une fraction du clergé français à une certaine époque. Quelques toiles, enfin, comme la Mise au tombeau d’Henriette Defrance d’après Titien (1858, Saint-Sever, fig.), sommeillent au fond de sacristies ou de greniers de mairie, dans l’attente du prince charmant (un restaurateur agréé) qui leur rendra vie et couleur et leur permettra de remplir leur mission première : offrir au peuple des campagnes un reflet du grand art et de la haute culture des siècles passés.
Jean-Philippe MAISONNAVE, chercheur au service Patrimoine et Inventaire, Région Nouvelle-Aquitaine