" Transportons-nous maintenant dans la vallée de la Gartempe, où trois ensembles de fresques autrement mieux conservées nous permettront de plus profitables conclusions. Il s'agit d'Antigny, Boismorand et Jouhet, les trois premiers lieux habités qu'on rencontre à partir de Saint-Savin, voisinage prédestiné, quand on remonte la rivière.
L'étroit apparentement de ces fresques nous invite à chercher si elles n'ont pas un inspirateur commun. L'écusson relevé à plusieurs reprises à Antigny nous met sur la voie : d'or au chef de gueules chargé d'un lion passant d'argent. Ce sont les armes des Moussy. Effectivement Jean de Moussy, né vers 1433 et mort en 1510, fut - et fut seul de sa famille à être - à la fois seigneur de Boismorand et de La Contour, condition nécessaire pour avoir dans sa mouvance à la fois Jouhet, Boismorand et Antigny.
Jean de Moussy sortait d'une grande famille chevaleresque, étant le cinquième et dernier enfant de Pierre de Moussy et de Jeanne de Flavy. Il fut toujours considéré comme le membre le plus illustre des Moussy de la branche de La Contour et de Boismorand, dont il est le chef.
Il épousa en 1448 - à l'âge de 15 ans ou peu après - Antoinette Gavarret, qui lui apporta la seigneurie de La Contour et en fit ainsi le principal seigneur de la paroisse de Jouhet.
L'année suivante il s'engagea comme homme d'armes d'une compagnie d'ordonnances pour faire les dernières campagnes de la guerre de Cent Ans, et sa situation militaire devint assez élevée pour lui donner le commandement du ban et de l'arrière-ban du ressort de Montmorillon jusqu'en 1482 environ.
Toutes ces guerres l'avaient enrichi, ce qui lui permit d'acquérir par bribes la seigneurie de Boismorand, particulièrement en 1470 le château lui-même, qui était en cours de construction et s'élevait à moins de deux mètres au-dessus de terre, trop lourde charge pour Antoinette du Plessis, veuve de Nigon de la Barde, et ses deux enfants mineurs Guillaume et Philippe.
Très peu de temps après - mettons vers 1475 - Jean de Moussy donnait la main de sa fille Marguerite à l'un des vendeurs, Guillaume, qui avait environ 24 ans, et célébrait dans une double cérémonie le mariage des jeunes gens et ses secondes noces à lui avec Pernelle Ebrard ; il avait environ 40 ans (1).
Il poursuivit alors à la fois la restauration du château de la Contour et la construction de celui de Boismorand, qui était certainement fini avant 1490, y compris les peintures de l'oratoire. Pourquoi avant 1490 ? Parce que sur ces peintures Jean de Moussy et Pernelle Ebrard sont représentés avec leur seule fille Anne, donc avant la naissance de leur fils Gamaliel.
Voyons maintenant comment Jean de Moussy va concevoir son oratoire, qui nous intéresse particulièrement. D'abord, au lieu de le voûter sur branches d'ogives suivant la pratique générale de l'époque, il le voûte en berceau brisé, survivance romane que nous verrons encore à Antigny et à Jouhet et qui permet à la prédilection poitevine pour la peinture de se donner plus libre carrière.
Que voyons-nous en effet à Boismorand ? La totalité de la voûte et des murs, sauf leur base garnie de tentures simulées, est recouverte de scènes à personnages où se succédaient : d'abord, au-dessus de l'autel, le Christ en majesté environné des quatre symboles évangéliques ; ensuite l'Enfance de Jésus et sa Passion, le Jugement dernier, l'Enfer : soit un conformisme encore très médiéval. Qu'on remarque en passant l'absence, générale au Moyen Âge, des scènes de la vie publique du Christ. Puis, sur le mur occidental face à l'autel, le dit des Trois morts et des trois vifs, cette fameuse rencontre des trois jeunes gens partant à la chasse avec les trois morts qui sortent de leurs tombes pour leur rappeler les fins dernières : ce thème, très représenté à la fin du XVe siècle, fait paraître à Boismorand une touche du pathétique si cher à cette époque. Enfin, à droite et à gauche de l'autel figurent les châtelains présentés par leurs patrons : Jean de Moussy par saint Jean-Baptiste avec son agneau (2), Pernelle Ebrard et sa fille par Saint-Pierre avec sa grosse clé ; ils sont, suivant une attitude bien courante alors, agenouillés les mains jointes devant la Vierge ; celle-ci, du côté de Pernelle, porte Jésus enfant, accompagnée de saint Joseph ; du côté de Jean, elle contemple son fils mort sur ses genoux : c'est la dévotion très vive alors de la Piéta. Autour d'eux sont rappelées deux autres dévotions particulières déjà aperçues à Champniers : saint Antoine et saint Sébastien (3).
Le complément obligé d'une seigneurie importante depuis le XVe siècle, c'est une chapelle particulière au flanc de l'église paroissiale, où la famille seigneuriale enterre ses morts et d'où, sur un banc d'honneur, entourée de ses gens, elle assiste aux offices.
La chapelle des seigneurs de Boismorand, accrochée au sud de l'église d'Antigny, avait été fondée par le testament de Renaud de Montléon, seigneur de Boismorand, et sa femme Marseille de Saint-Laurent, en date du 24 novembre 1421, et bâtie après cette date, sous le vocable de sainte Catherine (4).
Comme à Boismorand, elle est voûtée en berceau brisé et Jean de Moussy la fit entièrement recouvrir de peintures.
Les sujets représentés sont les mêmes qu'à Boismorand : Christ en gloire, Enfance et Passion du Christ, Jugement et Enfer, les Trois morts et les trois vifs, quelques saints préférés dont saint Sébastien (5). Les seigneurs, plus discrets que dans l'oratoire privé, ne sont représentés près de l'autel que par leurs armoiries (6).
Quand Jean de Moussy approcha de ses 70 ans, le 29 juin 1502, lui et sa femme firent leur testament. Ils élisent sépulture en l'église paroissiale de Notre-Dame de Jouhet, devant l'autel Saint-Blaise, et « fondent une chapelle en la paroisse de Jouhet dont ils donnent la présentation à leur fils Gamaliel et aux siens qui seront seigneurs de la Contour » (7).
Nul doute qu'il s'agit ici de la chapelle que nous voyons encore entre l'église et la Gartempe, au milieu du plan qui était jadis le cimetière. La fondation dont il est ici question n'est autre chose que la dotation d'un service de messes hebdomadaires dans la chapelle déjà construite, suivant l'usage habituel.
Comme à Boismorand, comme à Antigny, la chapelle de Jouhet est voûtée d'un berceau brisé orné de peintures.
Les sujets représentés ici ne sont que partiellement les mêmes qu'à Boismorand et Antigny : on a le Christ en gloire, l'Enfance du Christ, le Jugement dernier, le dit des Trois morts et des trois vifs. Mais on a supprimé les scènes de la Passion et l'Enfer, pour y substituer l'enfance des âges, c'est-à-dire la Création et l'histoire du Paradis terrestre. On se demande si le choix d'un programme iconographique moins douloureux ne serait pas intentionnel au milieu du champ de repos.
Jean de Moussy et sa femme sont encore représentés, mais à une place plus humble dans cette chapelle d'un caractère moins personnel : ils sont non pas près de l'autel, mais à l'entrée.
Voilà les trois séries de fresques inspirées par Jean de Moussy, et alors la question se pose : qui les a faites ?
D'abord précisons qu'elles sont non de l'art savant, mais de l'art populaire.
Ensuite, si l'on tient compte, d'une part, qu'il y a à peu près identité non seulement des sujets, mais encore des détails,d'autre part que ces détails sont disposés de façon différente et souvent inversés (8), on en conclut que ces peintures sont exécutées non d'après des modèles, mais de mémoire et d'après un programme formulé oralement ou par écrit.
De plus on relève dans chaque chantier une équipe de deux ou trois mains différentes, équipe de composition d'ailleurs inconstante, celle de Boismorand ayant compris par exemple une main sensiblement plus exercée (9) et celle d'Antigny étant dans l'ensemble la plus médiocre.
D'ailleurs chaque équipe s'est donné le mot pour adopter sur son chantier une certaine unité de décoration, par exemple pour les fonds (10), les nimbes (11), les costumes (12).
Cependant, malgré le caractère nettement populaire et artisanal de nos peintures, elles supposent une expérience, un bagage de modèles vus - autres peintures, tapisseries, miniatures -qu'on ne saurait attribuer à des artisans strictement locaux. Nous avons certainement affaire à une équipe professionnelle ambulante, qui a pu aussi bien décorer les églises du Civraisien dont nous parlions tout à l'heure (13).
Mais ces ambulants ont des attaches régionales visibles par leurs réminiscences de Saint-Savin : dans la Création, le Créateur est représenté sous les traits du Christ (et non sous ceux d'un vieillard, ce qui est l'usage courant à partir du XVe siècle (14)) ; et dans les trois Jugements derniers le Christ est assis sur ce siège singulier, espèce d'auréole circulaire, qu'on voit plusieurs fois à Saint-Savin (15).
Voyons maintenant si et dans quelle mesure ces artisans ont été rivés à la tradition ou au contraire touchés par l'art de leur temps (16).
Il est indéniable que nous voyons dans l'équipe de Jean de Moussy quelques archaïsmes. C'est ainsi que le Christ en croix, si calme avec ses bras très horizontaux et sa tête sans couronne d'épines, n'a pas le caractère douloureux que préférait la piété du XVe siècle quand elle faisait saigner son front et donnait, avec la quasi-verticalité de ses bras, un plus vif aspect de pendaison.Dans la scène du Jugement dernier, c'est encore saint Jean l’Évangéliste qui fait pendant à la Vierge - et non saint Jean-Baptiste, suivant l'usage qui prévalut au XVe siècle. Enfin, les morts sortent de sarcophages de pierre qu'on ne fabrique plus depuis le XIIIe siècle, au lieu de sortir directement de la terre.
Mais il semble que ces survivances sont tout de même moins nombreuses que les nouveautés.
Depuis un siècle l'art italien avait introduit en France beaucoup de traits, d'iconographie. C'est à lui que nous devons, dans le Portement de la croix, les enfants qui se détachent de la foule pour accompagner Jésus (17), et surtout, dans la scène de la Crucifixion, la Vierge évanouie et le centurion converti qui témoigne de la divinité du Christ, tous détails que nous voyons dans les peintures de Jean de Moussy.
Mais vers 1480 ces innovations italiennes sont déjà assez enracinées, dans l'art français. Ce qui est plus récent, c'est l'influence du théâtre qui, dans la seconde moitié du siècle, bat son plein.
C'est ainsi que chez les peintres de Jean de Moussy la couronne fermée des empereurs qui surmonte la tête du Christ en gloire est empruntée à l'accessoire théâtral, et la dalmatique de l'ange de l'Annonciation rappelle les vêtements liturgiques que les montreurs de mystères empruntaient à l'église voisine. La lanterne portée par Malchus dans l'arrestation de Jésus est encore une trouvaille de l'art théâtral (18).
Dans le Jugement dernier d'Antigny, on voit, de chaque côté des genoux du Christ et à l'intérieur de l'auréole où il siège, deux petits personnages nimbés : je me demande si ce ne seraient pas ces deux personnages des mystères du Jugement dernier, appelés Justice et Miséricorde, qui viennent développer, devant le tribunal de Dieu, la plaidoirie et le réquisitoire et qui ont été souvent transportés du théâtre dans l'art du XVe siècle. En tout cas, la même pensée est traduite par deux attributs qui semblent dans les Jugements derniers du XVe siècle sortir de la bouche de Dieu : l'épée dirigée vers les réprouvés et le lis vers les élus ; nous les trouvons dans les trois fresques de Jean de Moussy, mais avec une variante curieuse : le lis est devenu un rayon, résultat d'une vue hâtive ou d'une déformation dans la mémoire d'un artisan rural qui ne connaissait pour ainsi dire que de l'extérieur l'art de son temps.
Me permettrez-vous encore d'attribuer à une imitation maladroite de la mise en scène théâtrale un autre détail des Jugements derniers de Jean de Moussy ? On y voit au premier plan et sur le côté une petite église ; par la porte ouverte sort à moitié un sarcophage dont l'occupant se dresse comme les autres à l'appel des trompettes. On ne voit jamais ce détail ailleurs ; mais ce qu'on voit à la même place et à la même époque, c'est un édicule représentant le Paradis où entrent les justes - : cet édicule était une invention du théâtre. L'artisan de Jean de Moussy, qui oncques n'avait dû voir jouer le mystère du Jugement dernier, n'avait pas eu, pour soutenir sa mémoire visuelle, la pratique du théâtre ; mais ce qu'il avait bien vu, c'étaient les tombes qui dallaient son église. Elles dallaient aussi les cloîtres des monastères, et c'est pourquoi, à Boismorand, non seulement il construit dans son Jugement dernier une église, mais encore il la double d'un cloître d'où les morts surgissent aussi.
Au-dessus de ces influences d'ordre un peu matériel que sont l'italianisme et le théâtre, il y a dans l'art du XVe siècle l'influence des nouveaux caractères du sentiment religieux.
D'abord un amour presque maladif du pathétique, que nous voyons chez les peintres de Jean de Moussy dans la scène impressionnante des Trois morts et des trois vifs, avec le réalisme des trois cadavres d'où sortent les vers, s'opposant à la somptueuse élégance des trois jeunes insouciants.
Nous le voyons aussi dans la façon dont les peines de l'Enfer sont crûment et complaisamment détaillées à Boismorand, avec l'engoulage forcé, la pendaison, le gril, le pal, la chaudière « où damnés sont boulus », comme disait alors Villon, et où, pour symboliser l'inexorable égalité de tous devant la justice divine,le peintre n'a oublié ni l'évêque, ni le cardinal.
Autre caractère nouveau du sentiment religieux : la piété sensible héritée de saint François d'Assise. Nous la voyons dans ce détail, certainement le plus remarquable des fresques de Jean de Moussy : la Vierge qui, dans un geste hardi, à l'appui de sa prière pour l'âme pécheresse, dévoile comme argument suprême, pour émouvoir la tendresse de son divin fils, ces mamelles qui l'ont allaité. Ce thème, étudié récemment par M. Ginot, se rencontre dans l'art du XVe siècle, mais jamais dans un Jugement dernier. Nos artisans l'avaient peut-être vu sur un modèle aujourd'hui disparu. De toute façon il y a là une marque intéressante d'une personnalité que nous avons déjà constatée chez eux au cours de cet exposé, ou tout au moins de leur participation à la sensibilité de l'époque. [...]
Notes (renumérotées en continu)
1. Sur la carrière de Jean de Moussy : notices généalogiques et cartulaire de la famille de Moussy (Arch. Vienne, E2 suppl. 220) ; Bibl. nat., fonds Chérin 144, dossier 2944, Moussy.
2. À rapprocher de la peinture à fresque du château de la Barre (comm. de Ciron, Indre), représentant Jean de la Trémouille et sa femme conduits par saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Évangéliste devant une Mater dolorosa (E. Hubert, Dict. de l'Indre, 1889, p. 9).
3. Voir sur cette chapelle l'appendice I ci-après. Le château de Boismorand appartient aujourd'hui à Mme Louis de Moussac, qui m'a grandement facilité l'étude de son oratoire et la photographie de ses peintures.
4. Arch. du baron de Lanauze. Les dispositions principales de ce testament ont été publiées par M. Ginot (d'après une copie parfois fautive de dom Fonteneau) dans " Note sur les cimetières antiques du Poitou " (Bull. Soc. Ant. Ouest, 1929, p. 475).
5. À noter aussi que la famille de saint Sébastien était une alliance du fondateur de la chapelle Renaud de Montléon, ainsi qu'on le voit par le partage de sa succession, du 15 décembre 1450 (arch. du baron de Lanauze). Outre saint Sébastien, on devait voir à Antigny d'autres saints que le délabrement de la peinture a fait disparaître.
6. Voir sur cette chapelle l'appendice II ci-après [annexe séparée].
7. Arch. Vienne, E2 suppl. 220 (Notices général..., p. 71). Voir sur cette chapelle l'appendice III ci-après [annexe séparée].
8. Voir en particulier les Trois morts et les Trois vifs, et aussi l'Annonciation.
9. Le registre inférieur du côté nord, en particulier le Portement de croix et la Crucifixion, témoigne d'un certain sens artistique quant à l'équilibre des volumes, la stylisation des figures et des plis.
10. À Boismorand les fonds des petites scènes sont à fleurettes dans le registre inférieur, à assises simulées dans le registre supérieur. À Antigny les fonds n'ont pas de décor. À Jouhet, ils sont constitués, dans les registres inférieurs," par un mur tendu d'une tapisserie (celle-ci est ornée, côté sud de fleurs à 5 pétales, et côté nord de rosaces dont Gélis-Didot a donné une reproduction en couleurs, La peinture décorative en France du XIe au XVIe siècle, n° 45), et dans les registres supérieurs par des ciels étoilés.
11. À Boismorand (et à Jouhet, mais moins) les nimbes sont presque au-dessus de la tête. À Antigny, ils sont nettement autour (et le Christ porte un nimbe non pas crucifère, suivant la règle commune, mais décoré d'arabesques). Noter que le Christ juge de Jouhet est bien nimbé, contrairement à ce qu'a cru voir Longuemar.
12. À Boismorand beaucoup de personnages ont leurs vêtements décorés de fleurons identiques qui semblent presque faits d'un même pochoir, et le Christ a toujours une robe à pois (et jamais de manteau sauf dans la Cène).
13. La date de Champniers (1491) pourrait correspondre très bien avec une équipe qui s'y serait rendue après avoir terminé les peintures de Jean de Moussy.
14. Mâle, op. cit., p. 227.
15. Cette sorte de siège se voit à plusieurs reprises dès le porche (E. Maillard, L'église de Saint-Savin, 1926, p. 33, 36, 37, 41). Les silhouettes d'Adam et Eve qu'on voit à Jouhet ne sont pas non plus sans évoquer Saint-Savin (ibid., p. 61), de même que l'attitude du Créateur (p. 59).
16. Voir ci-après l'appendice IV [annexe séparée].
17. Mâle, op. cit., p. 14. On voit un enfant à Boismorand.
18. Ibid., p. 77. "