Extrait du bulletin municipal de Chenac-Saint-Seurin-d'Uzet, juillet 2010 et février 2011 (Archives départementales de Charente-Maritime, Per 1550) :
"Annie Lemarchand, institutrice à la retraite, est la fille de monsieur Lemarchand qui fut maire de Chenac de 1959 à 1965 puis maire de Chenac-Saint-Seurin-d'Uzet de 1965 à 1977. Elle a récemment retrouvé le journal de son arrière-grand-mère, qu'elle a l'intention de publier (...).
Mémoires d'Angélina (extraits de la préface d'Annie Lemarchand) :
En juillet 1869, dans sa dix-huitième année, Geneviève-Eugénie Martin, dite Angélina, fit ses adieux au couvent des Ursulines de Saint-Fort-sur-Gironde et rentra dans sa famille à Chenac avec un diplôme de fin d'études secondaires. La petite paysanne était devenue une demoiselle, qui connaissait ses classiques et savait tracer à la plume les caractères les plus élégants, de l'écrite gothique "à l'anglaise", ronde ou moulée... C'était là une science rare à la compagne en cette fin de siècle.
Chenac-sur-Gironde, où Angélina a passé toute sa vie, était une petite bourgade de Saintonge, à une vingtaine de kilomètres au sud de Royan. Elle doit son nom aux chênes francs qui peuplaient autrefois ses coteaux. Mais depuis longtemps, les feuillages épais de ces beaux arbres avaient reculé jusqu'au Val Rey ouvrant au grand soleil les coteaux et les vallons, plantés de vigne, de seigle, d'avoine et de blé, en parcelles inégales, joliment encadrées de buissons qui leur donnaient l'air d'un damier. A l'entour, dispersés aux quatre points cardinaux, sept moulins perchés sur des buttes, orientées vers le Noroît faisaient tourner en toute saison leurs jolies ailes que dorait le couchant.
Du plus haut point du village l'on pouvait admirer le reflet du soleil déclinant sur l'estuaire. L'eau qui au temps des Romains baignait le pied des collines se retirait peu à peu dans un lit plus étroit. Les fjords s'étaient transformés en landes marécageuses. Les terres étaient encore toutes salées d'avoir été sous-marines pendant des millénaires. Des myriades de petits coquillages nacrés s'accrochaient encore aux tiges des herbes hautes, qui craquaient sous les sabots des faucheurs.
Le centre du village se situait à la rencontre de trois routes. L'une montait de la rive, la seconde menait vers les terres, la troisième conduisait à la ville. Et le petit sentier de l'Oumade, qui se faufilait aux creux de vallon, descendait à la fontaine communale.
Sur la grand'place, le Couvent des Ursulines, entouré d'un jardin clos d'un haut mur de torchis, offrait sa façade austère aux longues fenêtres à barreaux. C'est là que les bonnes soeurs apprenaient aux petites filles la lecture, l'écriture, la broderie et les prières. Tout à côté de ce vénérable bâtiment trônait l'Eglise Saint Martin, coiffée d'un clocher sans grand style, "flambant" neuf, car le précédent avait été détérioré par un ouragan. Un petit cimetière entourait l'abside, où s'alignaient d'étroites et longues stèles supportées par deux pierres et qu'entouraient les rosiers.
D'autres propriétés dominaient par leur importance, qui en plus des cultures traditionnelles pratiquaient la distillation de l'eau de vie, l'apiculture et la vente de bétail. La ferme de Vivier faisait partie de ces territoires privilégiés. Le propriétaire de ces lieux, nous en avons déjà parlé : c'était le père Moreau, un "esprit fort", qui ne craignait ni dieu ni diable, un homme riche et très respecté, en raison de l'étendue de son exploitation agricole, et d'un commerce prospère de "gorets" à travers toute la région. Les villageois lui adressaient la parole en tenant leur béret entre leurs mains. Tels étaient les critères essentiels du respect et de l'estime...
Les terres fertiles du sieur Moreau dévalaient à flanc de coteau jusqu'aux jardins de la fontaine. Là, à l'ombre d'un platane, se tenaient, près du puits communal, quatre magnifiques timbres taillés des blocs de pierre. Trois d'entre eux étaient réservés aux grandes lessives saisonnières, le plus proche du sentier servait d'abreuvoir pour les troupeaux au retour des champs. Une pompe rudimentaire, avec un long tuyau de caoutchouc pour éviter les éclaboussures, alimentait ces réservoirs.
Quant l'Angélus avait égrené ses dernières notes et que les ombres s'allongeaient sur les jardins de la Fontaine les gens regagnaient leur logis, en ayant soin de rentrer leurs bêtes... Car il y avait encore des loups, qui se hasardaient au crépuscule en-dehors des bois, surtout en hiver.
Alors la voix du vent dans les peupliers, venant de la rive, traversait les marais de Chauvignac, s'amplifiait et tissait un fond sonore à la sérénade des oiseaux dans les saules. Et l'on voyait se profiler hors des garennes des petits lapins, les oreilles aux aguets, qui s'assemblaient en rondes pour un ballet nocturne dans les champs de luzerne.
Comment se passaient les jours de la semaine pour les dames et les demoiselles qui n'avaient pas les moyens de s'offrir des domestiques ? On vivait avec le soleil : il fallait se lever à l'aube afin de tiédir la soupe pour les hommes, puis descendre pour une première "corvée d'eau". La côte était abrupte quand il fallait remonter depuis la fontaine, tenant à deux mains un lourd seau d'eau qu'il faudrait replacer au fond de l'évier de grès, pour pouvoir y plonger la cassotte. Ensuite venaient selon les jours la "corvée de nettoyage" de la basse-cour, la "corvée de bois" pour l'entretien du feu dans la cheminée et le fourneau, la "corvée de jardinage" au creux du vallon près de la source. Chaque été, quand les jardins produisaient en surabondance, c'était le moment de faire les conserves pour l'hiver, c'est-à-dire éplucher, laver et tasser les légumes dans de grands pots de grès ventrus et les recouvrir de gros sel, puis les mettre dans la vieille armoire de chêne, à l'abri des souris, recouverts d'un torchon. A chaque changement de saison, on descendait avec de grands paniers faire la lessive à la fontaine.
On retrouvait, à l'ombre dense d'un platane, toutes les ménagères du village équipées de battoirs, tordant pour les essorer les draps et les jupons garnis de broderies anglaises et y passant la boule bleue qui donnait au linge blanc une brillance particulière.
Il leur fallait en rentrant mettre à cuire et surveiller le repas, dans le chaudron pendu à la crémaillère au-dessus de la cheminée. Et balayer le sol de terre battue avec un balai de fagots, puis jeter le "bourrier" sur un grand tas au fond du terrain. Quand on y mettrait le feu, à l'automne, cela se transformerait en engrais pour les semis. Le compost n'est pas né d'hier.
Aussi, le temps passé par Anne-Marie à son épicerie était certainement le plus heureux. Sa boutique, bien située, s'ouvrait en plein bourg, sur la route conduisant de Saintes au petit port de Saint Seurin ; les enfants du village venaient lui rendre visite à la sortie de l'école. Ils avaient même composé une chanson pour l'épicière, sans doute trouvant ses prix trop élevés pour leur bourse :
"Quand la mère Martin va-t-au magasin / Vend des mandarines pour les mandarins".
On sait que "l'épicerie", ancêtre du commerce de proximité, possédait en fait tout un éventail de marchandises, des haricots ses et des sacs de blé aux vêtements de première utilité, des outils de jardinage aux accessoires de broderie... Puis c'était un lieu de passage, on y discutait des derniers potins et les clients qui venaient de plus loin sur les terres avaient des nouvelles fraîches à apporter. C'est par ceux-là qu'on avait vent des dernières émeutes à Paris ou de nouveaux courants d'opinion, et les bien-pensants engageaient avec les libres penseurs des discussions animées, plutôt par jeu ou par amour de la controverse... sans savoir qu'une vraie révolution sociale était déjà en marche.
Tandis que l'on causait, des chevaux attachés par la bride aux anneaux scellés sur la façade attendaient leurs maîtres. Si les conversations duraient trop longtemps, ils hennissaient et frappaient le sol de leurs sabots ferrés. Cela faisait partie des bruits familiers de la rue.
Les jours de foire à Cozes, le village se vidait comme par enchantement. Ceux qui avaient la chance de posséder une carriole (comme la famille Moreau) emmenaient les autres faire leurs provisions en ville. Les dames et les demoiselles avaient mis leur tenue du dimanche, coiffe brodée, repassée et empesée, crinoline et jupons de dentelle sous la jupe de taffetas aux plis lourds.
Mais revenons au bourg de Chenac, de nos jours, la place du village est généralement vide. Les piétons n'ont pas grand-chose à y faire, nous sommes au siècle des voitures, et qui dit "voiture" dit "gens pressés se rendant d'un point précis à un autre". Mais à l'époque, il y avait toujours du monde dans les rues. On sortait pour le plaisir de "prendre l'air". Les maisons, que n'éclairaient ni l'écran d'une télévision, ni même la moindre lumière électrique, offraient peu d'attrait et l'on vivait pas mal au dehors. Les commères s'attroupaient, commentant les évènements du jour de leur voix chantante. On s'interpellait en riant d'un groupe à l'autre. Et puis, il y avait cette rumeur rassurante, les enfants du couvent jouant dans la cour à la récréation, les petits artisans s'affairant à leurs besognes... L'air était plein d'échos familiers, le marteau du forgeron cognant sur son enclume, le claquement des sabots de bois et le rabot du sabotier. Dans les champs vallonnés à l'entour, les laboureurs criaient si fort pour encourager les boeufs à tracer le sillon, que leurs clameurs parvenaient jusqu'au village...
Une rumeur joyeuse s'exaltait de partout à la fois, un cheval galopait, une charrette grinçait. Et tout cela était réglé par les cloches de l'église qui sonnaient les heures, les demi-heures, les angélus, les offices, les nombreuses fêtes religieuses qui duraient parfois plusieurs semaines... Les coqs chantaient, les chiens aboyaient après les troupeaux ; aucun touriste ne venait s'en plaindre. Le village était vivant".