Chais et cuviers des communes riveraines de l'estuaire de la Gironde

France > Nouvelle-Aquitaine

Les "chais", locaux spécifiquement dédiés à la vinification, sont attesté par les textes en Bordelais depuis la fin du Moyen Âge, mais restent méconnu le long de l’estuaire pour les périodes anciennes, du fait des remaniements incessants. Les quelques vestiges identifiés dans les hameaux ou villages de la rive droite, plutôt du 17e siècle, correspondent à des constructions rustiques en maçonnerie de moellon, sans autre ouverture que la baie de décharge permettant le passage de la vendange. Au manoir de La Salle à Saint-Genès-de-Blaye, il semble qu’un seul bâtiment détaché du logis regroupait sous un même toit l’ensemble des dépendances agricoles, chais et étables. À Saint-Fort-sur-Gironde, les dépendances du château des Salles, reconstruites dans les années 1760, abritent cuviers, chais à vin et à eau-de-vie et brûlerie.

Pour les domaines du Médoc, les bâtiments de vinification et de stockage des barriques sont à l’échelle des exploitations et répondent aux besoins nouveaux. La "vaisselle vinaire" du cuvier de Beychevelle se composait en 1740 de treize cuves, trois pressoirs et de nombreux récipients. Les chais construits en 1749 pour le marquis Pierre d’Aulède dans sa maison noble du Pez à Saint-Estèphe étaient, quant à eux, dimensionnés pour loger 400 barriques tandis que le cuvier, d’environ 35 mètres sur 17, permettait de traiter une vendange abondante.

Les chais du 18e siècle repérés le long de l’estuaire correspondent à des constructions en rez-de-chaussée édifiées en moellon et charpentées, percées de larges baies de décharge, comme on peut encore en voir au château Langoa-Barton à Saint-Julien ou à celui de Doumens à Margaux. Dans cette même commune, le château Dubignon-Talbot présente une série de baies de décharge alignées : cet agencement du cuvier permet l’arrivée simultanée de plusieurs charrettes. Les dépendances s’organisent généralement sur une cour en U de part et d’autre du logis, l’aile nord étant habituellement affectée aux parties viticoles. Si les caves de vieillissement enterrées et voûtées sont quasi inexistantes le long de l'estuaire, le rez-de-chaussée des demeures forme un niveau de soubassement aménagé en cellier, percé de jours rectangulaires d’aération, par exemple au logis de La Chapelle à Saint-Thomas-de-Conac.

En dehors des domaines, les témoignages d’une viticulture paysanne sont innombrables. La vinification de ces tenures s’effectuait dans les villages et hameaux des deux rives, qui recèlent encore de nombreux petits chais caractérisés par une porte accotée à la baie de décharge. À l’intérieur, une simple "maie" de bois ou un fouloir maçonné, tel celui mentionné en 1769 au logis de Boube à Saint-Georges-de-Didonne, recevait le raisin pour être foulé avant son transvasement dans l’unique cuve de fermentation.

Les innovations techniques ont largement contribué à la prospérité viticole du 19e siècle sur les deux rives de l'estuaire. Les chais capitalisent les recherches menées pour la modernisation des domaines viticoles. La quête d’une plus grande rationalité dans les processus de vinification se traduit par des aménagements inédits dans les celliers et par la recherche d’une configuration très fonctionnelle dans les ensembles viticoles construits. À ce titre, les bords de l’estuaire en Médoc constituent, durant une cinquantaine d’années, un véritable laboratoire de l’innovation viticole. Château Margaux, entièrement reconstruit à partir de 1810 pour le marquis de La Colonilla, est parfaitement emblématique d’un mouvement lancé en Bordelais au siècle précédent, mais qui ne connait son plein épanouissement qu’après la Révolution. L’architecte bordelais Louis Combes réalise un domaine centré sur la demeure aux allures de villa palladienne, où chaque élément est pensé dans sa relation avec l’ensemble. Cette image idéalisée d’une exploitation viticole modèle, avec sa cour des vignerons et son "village" destiné au personnel de part et d’autre d’une allée centrale tracée au milieu des vignes, affirme autant la volonté d'entreprendre des nouveaux maîtres du vignoble que leur détermination à doter leur cru d’une vitrine architecturale à la hauteur du prestige acquis grâce au vin. Cette tendance nouvelle à l’ostentation se manifeste par excellence à Cos d’Estournel vers 1830-1840, quand d’anciennes étables sont converties en cuvier et métamorphosées en un temple dédié au vin, coiffé de pagodes orientales. Dans ces mêmes années, l’ancienne propriété de la famille de Ségur, Garramey à Saint-Estèphe, est dotée par Bernard Phélan, viticulteur d’origine irlandaise, d’un ensemble architectural parfaitement conçu pour l’exploitation viticole : les bâtiments organisés sur cour en U sont pensés comme un tout, complétés dans un second temps par un corps de logis qui parachève le projet. C’est également ici, semble-t-il, que, pour l’une des toutes premières fois, l’idée vint de hisser des égrappoirs au-dessus des cuves, initiative à l’origine du développement des bâtiments de vinification en hauteur et de l’invention du "cuvier médocain".

Ces vendangeoirs d’un nouveau type apparaissent en divers endroits du Médoc à la charnière de la décennie 1840 chez quelques viticulteurs éclairés. Contrairement aux cuviers traditionnels de plain-pied, il s’agit de bâtiments où l’espace intérieur est compartimenté entre le rez-de-chaussée, niveau des cuves maintenu clos, et l’étage où s’effectuent toutes les opérations de vinification. La réception de la vendange à l’aide d’un treuil et son déversement sur une "maie" mobile sur rails, d’où les jus s’écoulent par simple gravité dans les cuves en contrebas, facilite le travail dans le cuvier et évite l’inconvénient des variations thermiques. La publication en 1842 de dessins d’un tel dispositif, mis en œuvre au domaine de Lanessan à Cussac par le propriétaire Louis Delbos, marque la reconnaissance officielle de cette invention par le monde viticole. Sa diffusion est restée cependant limitée durant près de 25 ans, les mentions ne se multipliant dans la littérature spécialisée qu’à partir du milieu des années 1860, en Gironde et ailleurs. L’exemple le plus ancien conservé en Médoc semble être celui de Lynch-Bages à Pauillac, cuvier traditionnel converti à cette époque en bâtiment à étage. Mais le plus grand développement de ces cuviers édifiés selon des principes fonctionnalistes date de la décennie suivante. Ces cuviers du "nouveau système" sont promus par des architectes spécialisés au service d’une clientèle de riches propriétaires attentifs aux innovations. Si l’architecte Henri Duphot fait figure de précurseur en Bordelais, ceux de la génération suivante, Louis-Michel Garros et Ernest Minvielle notamment, ont joué un rôle déterminant dans la diffusion de ces équipements, en proposant un modèle reproductible adapté à la maille de l’exploitation et aux besoins des commanditaires. Bâtiment symbole de la rénovation des domaines dans la seconde moitié du 19e siècle, et, à ce titre, particulièrement soigné dans son architecture et son décor, le cuvier est complété par de nombreuses autres dépendances liées à l’exploitation : vastes chais à barriques, mais aussi tonnellerie et bouteiller, dès lors que le vieillissement des vins et leur mise en bouteille s’effectuent de plus en plus souvent au château, à Latour ou Gruaud-Larose-Sarget par exemple. Ces ensembles forment de véritables complexes viticoles, tels que l’on peut les voir à Cantenac aux châteaux d’Issan et de Cantenac-Brown, à Lanessan à Cussac, ou encore à Loudenne à Saint-Yzans-de-Médoc. La main-d’œuvre attachée à l’exploitation est désormais regroupée au sein du domaine dans des habitations dédiées.

Certains investisseurs trouvent dans l’épisode phylloxérique, à partir des années 1880, un moment favorable pour réaliser des affaires avantageuses et moderniser d’anciennes propriétés. C’est le cas de Jean Dupuy, homme de presse et sénateur des Hautes-Pyrénées, qui se porte acquéreur du domaine dévasté de Segonzac à Saint-Genès-de-Blaye. Il entreprend aussitôt sa conversion en exploitation modèle alors que les bâtiments sont reconstruits et adaptés à une production de qualité et de masse. Le cuvier du nouveau système passe alors pour être un équipement performant pour le traitement d’une vendange abondante, principalement dans les vignobles à forts rendements de palus, en plein essor à cette période. Les cuviers à étage de La Ménaudat, à Saint-Androny, et du château Saint-Denis, à Chenac-Saint-Seurin-d’Uzet, sont représentatifs de la diffusion du modèle médocain sur la rive droite à la fin du 19e siècle, alors même que le principe gravitaire commence à être délaissé dans certaines exploitations du Médoc : les investissements se portent alors plus sur les matériels que sur la construction de bâtiments à étage, ainsi que le montre le cas du château Beaumont à Cussac doté d'un nouveau cuvier en rez-de-chaussée. Édifice de prestige, le cuvier médocain continue cependant d'être adopté quand il s’agit de doter un vignoble de constructions modernes, jusqu’aux années 1900.

De nombreuses dates de construction du début du 20e siècle repérées sur les façades de bâtiments viticoles, notamment rive droite, témoignent du dynamisme architectural de cette époque. Mais les deux guerres mondiales et les crises que connaît la viticulture marquent un coup d’arrêt des constructions. Seule exception à souligner, l’audace de Philippe de Rothschild qui fait appel en 1924 à l’architecte Charles Siclis pour une mise en scène des chais de Mouton Rothschild à Pauillac, dans lesquels il souhaite recevoir ses invités. Le principe le plus répandu est plutôt d’adapter les bâtiments existants de manière très pragmatique, et ce sera la règle jusque dans les années 1980.

À partir des années 1970, le contexte plus favorable et l’arrivée en Médoc d’investisseurs provoquent un renouveau radical des domaines. Les cuves en bois ne résistent désormais plus au béton ou à l’acier, émaillé, vitrifié ou plastifié. L’inox, acier ne nécessitant aucune protection intérieure, exige toutefois plus d’espace et des remaniements considérables. Associé à la thermorégulation, ce matériau séduit par ses atouts techniques ; les plus grands domaines, comme Château Latour dès 1964, se dotent alors de ces alignements de cuves métalliques. Le circuit du raisin est optimisé : la réception des vendanges s’opère dans un "conquet", réservoir semi-enterré, équipé d’une vis sans fin qui dirige le raisin vers l’égrappoir puis le fouloir, avant d’être transféré par des pompes directement dans les cuves.

Si ces avancées technologiques témoignent d’une meilleure connaissance des processus de vinification, les enveloppes architecturales ne bénéficient pas de la même attention. Le domaine viticole est considéré avant tout comme un lieu de travail et de production qui doit évoluer et s’adapter pour résister à la concurrence internationale. Considérant le bâti comme une entrave, on va même jusqu’à s’en affranchir en installant des cuves en extérieur, l’inox assurant seul la protection essentielle du vin. Ce principe est généralisé pour nombre de coopératives, à l'image de celle d'Anglade.

Périodes

Principale : 17e siècle

Principale : 18e siècle

Principale : 19e siècle

Principale : 20e siècle

Murs
  1. Matériau du gros oeuvre : calcaire

    Mise en oeuvre : moellon

  2. Mise en oeuvre : pierre de taille

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